Dès l'enfance, hanté par la peur de perdre mes parents, je leur offrais souvent des années de ma vie dans des prières silencieuses. Cette inquiétude profonde a trouvé une nouvelle expression après le décès de ma mère, lorsque j'ai incité mon père, un conteur réservé mais captivant, à partager l'histoire de notre famille par le biais de courriels quotidiens. Cette demande a déclenché un déluge de souvenirs qui a duré huit ans et qui a abouti à un récit de 150 pages tissant le chemin de notre famille avec l'histoire tumultueuse du Liban d'avant-guerre.
Mon déménagement à Beyrouth en 2017 a renforcé notre lien, tragiquement rompu en 2021 en raison de nos hospitalisations simultanées ; j'étais le seul survivant. Maintenu sous 30 litres d'oxygène, j'ai eu des hallucinations, révélant un royaume éthéré où j'ai retrouvé des êtres chers perdus et fait la promesse solennelle de mettre leurs histoires en lumière. "Parenthèse" explore cette promesse, entremêlant les histoires de mon père et les souvenirs visuels dans un récit qui interroge non seulement le sort des biens et des souvenirs des disparus, mais aussi ce que nous sommes censés faire de ce qui nous est laissé, à la fois matériel et mémoriel. Il s'agit d'un voyage dans le terrier des souvenirs et des mystères, où je joue le rôle de détective, reconstituant les récits et affrontant les lacunes et les incertitudes de l'histoire et qui pose une question cruciale : Et si je n'avais pas poussé mon père à partager ses histoires ? Comment ses souvenirs auraient-ils perduré sans mots écrits ou sans gardien pour les préserver ? Ses récits constituent le cœur de ce voyage cathartique, qui explore le chagrin, la culpabilité, la mémoire et l'au-delà, et s'interroge sur la manière dont les esprits survivent lorsqu'il n'y a plus personne pour se souvenir.
Cette préoccupation m'a poussé à documenter la saga de notre famille et m'a amené à réfléchir au sort des vestiges tangibles d'une vie autrefois vécue. Parmi ces vestiges, la voiture de mon père, un bien précieux qu'il chérissait et entretenait méticuleusement. Elle représentait plus qu'un simple moyen de transport ; c'était un vaisseau de souvenirs, un symbole de sa présence et de ses passions. Malgré mon incapacité à conduire, je me suis senti obligé de préserver cette voiture comme un lien physique avec lui. Cette responsabilité m'a forcé à me confronter à une pensée troublante : Qu'advient-il de ces objets si chers lorsqu'il n'y a plus personne qui s'en soucie autant que le défunt ? Si le médecin ne m'avait pas sauvé la vie lorsque j'étais gravement malade, que serait devenue la voiture bien-aimée de mon père ? Ce dilemme ajoute de la profondeur à la narration de "Parenthèse", soulignant la relation complexe que nous entretenons avec les biens matériels de ceux qui nous ont quittés.
La voiture de mon père, comme ses histoires, est un témoignage de sa vie. Pourtant, son avenir reste incertain en l'absence de quelqu'un qui la chérirait et en prendrait soin comme il l'a fait. Cette révélation m'a sensibilisé à la fragilité de nos liens et à l'inéluctabilité du changement. Alors que je suis aux prises avec ces pensées, je me souviens des implications plus larges pour tous les biens chers laissés derrière soi. Qu'adviendra-t-il de cette voiture lorsque je ne serai plus là pour la protéger et la valoriser ? Trouvera-t-elle un nouveau gardien qui appréciera son histoire et les récits qu'elle incarne, ou deviendra-t-elle un objet oublié comme les autres ?
Structuré comme un récit en plusieurs chapitres, "Parenthèse" se déroule comme une saga collective. Chaque chapitre met en lumière un membre de ma famille, tissant son histoire dans la tapisserie plus large de la vie au Moyen-Orient et de l'histoire du Liban. Des chapitres comme celui de ma défunte tante Leila, Miss Liban 1961, offrent un aperçu du glamour de son époque, tandis que l'histoire de ma mère, racontée à travers des tableaux photographiques originaux de sa garde-robe, dévoile des couches de l'élégance, de la féminité et de la culture du Moyen-Orient. Cette approche à multiples facettes permet à "Parenthèse" de transcender une chronique familiale, en devenant un portail vers le passé du Liban et les diverses expériences de ses hommes et de ses femmes, contribuant ainsi à la compréhension d'une époque historique charnière. Il témoigne du pouvoir de la mémoire et de la responsabilité que nous avons d'honorer et de préserver les récits de ceux qui nous ont quittés, en veillant à ce que leurs histoires continuent de résonner et d'informer les générations futures.
Plus qu'un récit personnel, "Parenthèse" devient une méditation sur l'héritage matériel que nous laissons derrière nous. Il nous incite, moi et le lecteur, à réfléchir à l'impermanence de nos liens physiques avec le passé et à la manière dont nous nous efforçons de préserver l'essence de ceux que nous avons perdus. Cette exploration m'a permis de comprendre que, même si nous nous efforçons de maintenir ces liens, la véritable essence de ceux que nous aimons réside dans les souvenirs que nous chérissons et les histoires que nous continuons à partager. En approfondissant le concept de la seconde vie des biens, en particulier des objets intimes comme les photos de famille, j'ai été de plus en plus attiré par l'idée que les morts peuvent être ressuscités à travers leurs biens.
En explorant l'idée que les objets personnels, tels que les photographies de famille, peuvent offrir une nouvelle vie aux défunts, je me sens de plus en plus captivé par la possibilité que nos proches disparus puissent persister à travers leurs possessions. Ces articles, autrefois imbriqués dans l'existence quotidienne de leurs propriétaires, entament souvent un parcours renouvelé après la perte de ces derniers. Peuvent-ils servir de pont entre le transitoire et l'immortel ?
Considérons, par exemple, les anciennes photos que j'ai retrouvées parmi les affaires de mon père. Chaque cliché représente un instant suspendu, une fenêtre ouverte sur un passé révolu. Ces images, à l'instar de sa voiture, deviennent des réservoirs de souvenirs, chargés de l'essence des instants qu'elles immortalisent. Leur valeur transcende la simple représentation visuelle ; elles deviennent des empreintes de vie, des connexions matérielles aux individus et aux récits qu'elles incarnent. L'avenir de ces photos, dans un monde où je ne serais plus, reste incertain. Elles pourraient échoir à de nouveaux conservateurs, attirés par la curiosité, la nostalgie, ou le désir de se connecter à un passé inconnu, accumulant des reliques d'autrui. Cette préservation soulève des interrogations profondes sur la persistance de l'identité d'une personne après sa mort. Tenir en main une photo chérie par un proche, contempler une vue qu'il affectionnait, peut-il faire ressurgir sa présence ? Dans cette interaction avec les vestiges matériels de leur existence, trouve-t-on un moyen de ressusciter, de franchir, ne serait-ce qu'éphémèrement, le fossé laissé par leur départ ?
Dans "Parenthèse", je sonde l'idée que, par le biais de ces objets, et des photos en particulier, les disparus peuvent effectivement connaître une renaissance. Ces éléments se métamorphosent en porteurs d'histoires, d'émotions et de connexions, bien au-delà de leur rôle initial de memento. Ils possèdent la capacité de raviver l'âme de ceux partis trop tôt, nous offrant des moments de communion intime avec leur essence. Néanmoins, cette renaissance portée par les objets est teintée de mélancolie, révélant la progression inarrêtable du temps et la perte inéluctable des souvenirs vécus. À mesure que ces biens se transmettent, leur contexte originel peut s'estomper, et les liens profonds qu'ils symbolisaient peuvent se diluer. Mais leur faculté à évoquer l'âme de leurs anciens détenteurs demeure, attestant de la puissance persistante de la mémoire et des traces laissées par les existences qui ont sculpté la nôtre. Avec "Parenthèse", je m'interroge sur les moyens de chérir et de conserver l'héritage de ceux qui nous ont devancés, naviguant à travers les méandres de la réminiscence et de la transmission, questionnant la manière dont nous perpétuons l'esprit de nos êtres chers dans un monde en perpétuel mouvement.